18 - Un modèle caractéristique de la noblesse du Cotentin à travers les siècles ?
Une noblesse ancienne
L'origine du nom remonte aux temps de la conquête de l'Angleterre. La famille était consciente de son ancienneté et fut sans doute fidèle à la tradition. Ainsi, on tenait à se faire enterrer dans la paroisse de ses ancêtres. Noblesse d'épée aussi, même si ces nobles ne font plus le métier des armes dès avant la fin du Moyen Age. Le rôle de la noblesse du Cotentin en 1640 permettait de connaître l'effectif que la noblesse pouvait mettre à la disposition du roi, lorsqu'il l'appellait au ban et à l'arrière-ban. Les Fortescu, comme tant d'autres, ne pouvaient prétendre servir le royaume avec leurs armes. Problèmes d'équipement qui coûte cher, mais probablement aussi phénomène de rejet. Le "port de l'épée" était devenu un privilège seulement honorifique, attaché à un ordre. Noblesse catholique, les sieurs de la Vieille-Court et de Langlet étaient de la religion romaine (399). Mais il semble qu'ils aient traversé les "Guerres de Religion" , sans trop se soucier du parti à prendre. Voire, cette Judith de Fortescu, fille de Jacques de Fortescu, écuyer, sieur de Langlet, et de Jeanne Clérel de Rampan, épousa Me Philippe Renouf, protestant Saint-Lois, en 1629. André Clérel, son oncle, avait pourtant pris part aux troubles, dans l'armée catholique, bien qu'on le soupçonnât de tendances pour les Réformés (400). Par ailleurs, les Fortescu furent peu enclins à entraîner leurs enfants dans une carrière ecclésiastique. On mentionnera tout de même Adèle Victoire de Fortescu, de la paroisse du Dézert, qui, en 1816, à l'âge de 17 ans, entra au couvent des Augustines de Valognes. Elle fera profession en 1818 (401).
Une noblesse pauvre
C'est une caractéristique bien difficile à appréhender. Le rôle de 1640 indique que 70 % des nobles du Cotentin, n'avaient pas plus de 1000 livres tournois de revenu. On comprend pourquoi ils défendaient leurs privilèges si fermement. C'était une manière comme une autre de paraître : querelles de préséance à propos de l'emplacement du banc familial dans l'église paroissiale, inhumation dans le choeur, dispenses de bans en temps d'Avent ou de Carême; moyen peu onéreux de montrer qu'on existe. Au niveau financier, ils étaient exempts de taille, mais imposés à la capitation. Les registres de capitation sont conservés dans la série C des Archives Départementales du Calvados. On remarque que l'imposition est faible. On pourrait même se demander s'ils payaient réellement la capitation. En effet, nombreux étaient les nobles qui demandaient des exemptions, vu leur "état".
Imposition à la capitation (1701-1787)
(Famille Fortescu)
Autre moyen pour appréhender leur situation de fortune :
le patrimoine foncier.
- Au XVe siècle (402)
Fief de Franquetot
Il (Richard Fortescu) tient son fief de Franquetot, par foi et hommage de noble homme Monseigneur Michel le Bastard du Guesclin et de Madame sa femme, à cause d'elle, par le quart d'un fief de haubert, franchement et noblement, "à court et usage à simple gaige et plège assis ès paroisses de Quettreville (Cretteville) et de Congnies-en-Bauptez (Coigny)". Il en doit au chevalier, aides coutumières, garde et relief, quand le cas s'offre. Il a plusieurs rentes, services, "faisances" et redevances et plusieurs autres noblesses et dignités, franchises et droits.
Fief de Mons
Il tient son franc-fief de Mons, par foi et hommage du roi, par un sixième d'un fief de haubert; et le tient noblement à court et usage à simple gaige et plège, dont le chef est assis en la paroisse de Ste-Marie-du-Mont, et s'étend en la paroisse de Brucheville (...). Il a en fief plusieurs rentes et un moulin à eau (...).
Fief d'Estaville
Il tient son franc-fief d'Estaville, par foi et hommage de noble homme Monseigneur Guillaume aux Epaules, chevalier, par un huitième de fief de haubert. Il le tient noblement et franchement à court et usage à simple gaige et plège, dont le chef est assis à Ste-Marie-du-Mont (...).
Fief d'Huberville
Comme il tient son franc-fief d'Huberville et comme il le bailla : "Je, Richart Fortescu, à cause de Guillete du Hommet, confesse et avoue tenir en parage en premier degrey le ligne de noble homme Monsieur Jehan du Hommet, chevalier, seignour de la Varangière, frère de ladite damoiselle, une vavassorerie contenant 60 acres de terre (403) de laquelle les héritiers de feu Jehan de Beuseville, sont en ma foi et hommage". Le chef de cette vavassorie est assis à Huberville avec un colombier et s'étend à St-Germain-de-Tournebut. Lesdits héritiers en doivent 11 livres tournois de rente au jour St-Michel.
Fief du Buisson
Il tient son franc-fief du Buisson, assis en la paroisse de Ste-Marie-du-Mont, de Monseigneur de St-Sauveur-le-Vicomte, à cause et par raison de la baronnie "dauebec" (?), par une franche vavassorie contenant 60 acres de terre, dont le chef est à Ste-Marie-du-Mont, avec un colombier et un moulin à eau, et s'étend à Brucheville.
"A tous ceulx qui ces lettres verront ou orront. Martin Lours viconte de Carenten salut. Sachent tous que par devant Colin Hais clerc tabellion jure en la dicte viconte fut present a Carenten Drouet du Buisson escuier qui de sa pure voulente sans aucum contraignement congnut et confessa que il avoit quitte cesse baille fieuffe et du tout en tout a fin de heritaige delessie a Jehan Fortescu escuier le fieu du Buisson ovecque toutes ses appertenances assises en la parroisse de Saincte Marie du Mont. Cest assavoir le manoir du dit Drouet ovecque le coulombier et les gardins a ce appartenans le moulin les prais le vivier les demaignes terres labourables et autres que le dit escuier avoit en la dicte parroisse. Ainssi comme les chosses dessusdites se pourportent et estendent et comme eux sont garinez tant en fons tresfons que fourfaiz ovecque toultes les rentes tant en formens avenies deniers resgars pains guelines oeufs et autres choses queconque. Et toulte la droiture que le dit escuier pourroit et devoit avoir a cause dudit fieu ovecque ses appertenances tant en court et usaige a simple gaige et plege appartenants reliefs en tresiemes en amendes et explez en justice et en jurdicion tant en terres en eaux em bois que em plain ovecqz toultes les motes vertes et seques au molin appartenants (...)" (404).
"A tous ceulx qui ces lettres verront ou orront. Mahie de Varennez bailli de Saint Sauveur le Viconte et de Nehou pour Mons. de la Riviere seigneur desdis lieux salut. Comme en la parroisse de Sainte Marie du Mont en lan mil ccclx et quinze devant passe fut venu et arrivey ung poisson appelle ung cernot de mer en fieu et seignourie de Jehan Fortescu escuier appelle le fieu du Buisson en la dicte parroisse, lequeil par le sergent ordinaire du lieu eust este mis en sauvete et seure garde affin que la mer ne len portast ou que perdu ne fust par aucuns des gens du pais ou autrement a la poursuite du quel poisson requerir a avoir a certaine journee dassisses tenues audit lieu de Saint Sauveur se fut represente le dit escuier et oppose disant et affermant que es lieux et metes ou estoit venu et arrivey ledit poisson ce avoit este en son dit propre fieu et seignourie ou queil et ailleurs en dit fieu et gravage en la dicte parroisse appertenant audit escuier des choses illecques venans et arrivans lui et ceulx donc il avoit la cause et le droit avoient eu bonne possession et saisine toulte fois que le cas se estoit offert lespace de quarante ans et de plus et tant de temps que il nestoit autre memoire du contraire (...).
Et que la desrain fois que le cas sestoit offert au devant de ceste que il estoit venu endit fieu et gravage et arrivey ung tonnel ou il avoit vin blanc Despaigne y celui tonnel avoit este prins et saesy par justice et fut porte a Carenten en queil lieu de Carenten feu Laureins du Bisson pere du dit Drouet pour lors ycelui Laureins seignour du dit fieu du Bisson avec ses appurtenances avoit poursuy a avoir ledit tonnel et vim par devers les officiers et justices qui pour le temps estoient audit lieu de Carenten et a qui il appertene a congnoistre en cas et lui avoit estoit rendu et delivre aplain sans sans (sic) dificulte ou doubte aucune le dit tonnel et vin et ramane audit manoir du Bisson par ce queil navoit este trouve et sceu que cestoit le droit dudit feu Laureins a cause dudit fieu et seignourie ou estoit conprins ledit gravage et es metes et entre les mers dessus dis et que des dis vres illecques venans et arrivans il avoit eu saisine et possession lui et ses ancestres tendans a fin ledit escuier empris ce que il eut monstre et enseignie son droit de son dit fieu et seignourie du Bisson avecques ses appertenances par ses dictes lettres qui furent levez en jugement se son propos et libelle a lentente devant dicte lui estoit congneu que le dit poisson lui fut rendu et delivrey ou le pris a quoy il avoit este mis ou pouvoit avoir valu et la main du seigneur sourse et levee qui mise y avoit este par cause dudit arrivement dyceluy (...). ledicte escuier nous requist que nous lui vousissons rendre et delivrer ledit poisson ou le prix quil povoit avoir valu affin de joir user et exploiter de son droit a lentente devant dicte soit pour le temps passe et avenir comme il pouroit et devroit appartenir. Auqueil escuier nous en sur ce conseil et avis que faire en devions a plussieurs saiges et nobles personnes estans es dictes assises et notable personnes tant abbes chevaliers escuiers avocas et autre sages et conseil dudit seignour qui present y estoit par les queilz nous trouvamez et nous didrent que veu les lettres et le droit contenus en ycelles que avoit monstre ledit escuier et la deposicion de la dicte enqueste nous lui devions acorde sa dicte requeste et ne voient ne ne savoient chosses par quoi faire ne le deussent (...)" (405).
- Les seigneuries de la Vieille-Court et de Langlet
Ces domaines sont mal connus. Leur description succinte constitue le grand intérêt de l'article de E. Lepingard (406).
* La seigneurie de la Vieille-Court
- domaine non fieffé
La description nous en est fournie par un partage à douaire, fait le 29 mai 1643, entre la demoiselle Anne Le Jay, femme civilement séparée de biens avec Nicolas de Fortescu, écuyer, seigneur de la Vieille-Court, d'une part, et ce même Nicolas, d'autre part, agissant en son nom et comme représentant ses propres créanciers. Les termes de ce partage permettent de reconstituer très approximativement le manoir seigneurial.
Il comprenait au rez-de-chaussée, une salle, une dépense, une écurie et le pressoir; au premier, quatre chambres, dont une appelée la Chambre neuve; une de ces chambres surmontait l'écurie; une autre, le pressoir. De vastes greniers s'étendaient sur le tout. Dans une vaste cour, se trouvaient la maison manable, le colombier, la grange, les étables, le fenil (grenier à foin), ainsi qu'une autre habitation. Des chasses conduisaient au manoir, qu'entouraient le Jardin-Herbier, le Jardin-Fruitier, la Grande-Herbage (sic), le Grand-Pré, les Pièces-des-Longueraies, le Jardin-Plichon, la Tahoterie, le Camp-Fouriette, Le Clos-des-Champs et le Clos-Jean.
Aux siècles précédents, l'étendue du domaine non fieffé était plus grande. Ainsi, Jean Le Carpentier, seigneur du Mesnil-Angot (vers 1450), beau-père de Tristan Fortescu, en détacha une partie pour le salut de son âme et celles des siens. Il fit aumône à l'église de sa paroisse de trois pièces de terre, nommées le Libera, le Quesnot et les Bucailles.
- domaine fieffé
Les seules aînesses qui nous soient connues, sont :
Le fief de la Guilleminière, situé au Mesnil-Angot, proche de la Maison de Daye et le Grand fief Tahot, qui touchait d'une part à la Voye du Ménage-Tahot, au chemin tendant du Hommet d'Arthenay à l'église du Mesnil-Angot, et d'autre part, au chemin de St-Pierre d'Arthenay au Pont-Gambon.
Se rattachaient également à cet ancien domaine fieffé, les 92 vergées de terre (presque 20 ha), qui composaient en 1685 l'avoir des mineurs de Jean Nicolas de Fortescu, écuyer, sieur de Beauregard (neveu du dernier sieur de la Vieille-Court). Son manoir était voisin de l'église du Mesnil-Angot et les terres généralement situées sur les chemins partant de l'église et principalement sur ceux tendant à Morfleur et au Pont-Gambon.
Les Fortescu de la Vieille-Court possédèrent aussi des fonds relevant de la seigneurie de Tribehou, car on trouve en 1521, "Nicollas Fortescu appellant de Pierre Amelot, prévost de cette seigneurie" et recevant "l'injonction de produire vers le sieur de Tribehou par Me Richard des Noz et à l'Assise" (407).
Ils eurent également des immeubles à St-André-de-Bohon. En effet, dans un procès intenté (408) par le curé de St-André-de-Bohon contre Antoine de Fortescu (un Langlet), en vue d'obtenir la délivrance de la dîme des pommes sur la récolte de 1622, il est dit que si le sieur Fortescu consent à fournir dix boisseaux de fruits ou une somme de 7 livres 10 sous pour l'année courante, il se réserve "d'approcher" le sieur de la Vieille-Court, en ce qui concerne l'année 1621.
Le mauvais état des affaires de Nicolas de Fortescu fit qu'en 1648 (à sa mort), ses héritiers mâles ne recueillirent que des bribes de la succession de la Vieille-Court. Il y eut sans doute dépiècement du fief car, à notre connaissance, le titre ne fut plus repris.
* La seigneurie de Langlet
A l'origine, le fief, terre et seigneurie de Langlet relevait de la baronnie du Hommet, par un demi-fief de chevalier entier (sic). Au démembrement de la baronnie, il entra dans la mouvance de la demi-baronnie de la Rivière. Son nom lui vint-il d'une famille de Langle (de Angulo) (409), ou bien tout simplement provient-il d'un terrain ainsi dénommé, comme on peut le prétendre en s'appuyant sur cette même charte qui parle de deux acres de terre situées "in Angulo as Vaquelins" (410) ?
- domaine non fieffé
On ne connaît que sept pièces de terre :
Le Clos-de-la-Fontaine, le Petit-Jardin y joignant et "une maison dessus étant" (411), le Grand-Jardin-de-la-Grange, le Clos-à-Genêt, les Clozets, le Grand-Clos et le Petit, s'entretenant et situés au Mesnil-Véneron et à Graignes, sur les chemin de la Fullye tendant à St-Jean-de-Daye, et de Langlet aux marais de Graignes.
Ces renseignements nous sont parvenus par l'acte d'engagement de ces champs que souscrivit en 1587, Jacques de Fortescu, écuyer, seigneur de Langlet, au profit de son beau-frère, noble homme André Clérel, écuyer, seigneur de Rampan et de Lignerolles, à charge "tant seulement de lui faire foy et hommage (...)" (412).
- domaine fieffé
Il s'étendait sur le Dézert et le Mesnil-Angot. Il comprenait pour le moins les fiefs du Grand-Morfleur, du Petit-Morfleur, du Mutrel et de Soulles, qui se groupaient autour du lieu-dit Morfleur, assis à l'ouest de l'église du Mesnil-Angot et au nord de la rivière du Pont-Féron. A la fin du XVIe siècle, les principaux tenants de ces aînesses étaient les Mignot, les Pymont et les Le Duc-la-Haye, auxquels succédèrent, pour partie, un bourgeois de St-Lô, Jean Le Clerc, riche tanneur de cette ville.
En 1725, la terre de Morfleur faisait partie de la succession de noble homme Marc-Antoine Le Roy, écuyer, seigneur de Daye, un des fils de ce Hervé Le Roy, qui avait acquis le corps de la seigneurie de Langlet en 1640. Le bannissement en fut fait alors au nom du fils mineur de Scipion Le Roy, écuyer, sieur du Pontchais, héritier bénéficiaire de Marc-Antoine Le Roy.
Deux branches de la famille Fortescu portèrent concurrement le titre de seigneurs de Langlet. Le rameau cadet de St-André-de-Bohon n'eut certainement pas les privilèges de la seigneurie, dans les faits. Les Langlet de St-André-de-Bohon tenaient en aînesse le fief Raoul de Bouhon, d'une contenance de 75 acres, soit 300 vergées (environ 60 ha). En 1705, les mineurs de Jacques Fortescu tenaient le fief au Neveu, dépendance du domaine royal de Carentan, auquel ils payaient une rente de six sous : "à présent les soubsaagés de feu Jacques de Fortescu, pour le fief au Neveu, 6 sols" (413).
Au total, les descriptions de ces domaines sont loin d'être exhaustives. Mais l'on peut affirmer que les partages successifs entraînèrent un amoindrissement progressif des terres de la famille. Dès la fin du XVIIe siècle, les Fortescu résidèrent le plus souvent dans un manoir plus ou moins délabré, au centre de ce qui restait de leur domaine. Une bonne gestion des biens leur était impossible. Il fallait penser à la dot des filles et, à cause d'un droit d'aînesse excessif, les cadets se multipliaient. Ceux qui restèrent nobles jusqu'à la fin de l'ancien Régime, durent vendre des terres ou constituer des rentes au profit d'habiles prêteurs, ecclésiastiques, nobles, bourgeois ou laboureurs. Certains tombèrent dans la roture et durent même recourir au travail manuel, comme cette branche d'artisans étamiers, installés à Carentan dès 1660.
Une noblesse rurale
Les Fortescu, comme la plupart des nobles du Cotentin, n'étaient pas des citadins : provincialisme profond d'écuyers issus du terroir et accrochés au manoir natal. Cette stabilité sur un même coin de terre s'est faite sans extinction de nom. Elle se traduit aussi dans le choix des conjoints. Les alliances entre nobles se passent entre non-citadins.